jeudi 14 mars 2024

Impressio

1. Les photos sont des impressions d’impressions. On a une impression et, pour ne pas la perdre, on fait une photo. On l’imprime vite fait dans sa caméra. Mais toutes les impressions ne sont pas des images, elles ne contiennent pas seulement de l’image, ni seulement une image qui puisse être prise en photo. C’est sur cette pluralité des images réunies en une seule impression que travaille le peintre David Hockney. Et quand une impression ne consiste pas en une seule image, ni même en une seule série d’images, parce que des sons s’y ajoutent, ou des mots, que faire? Bien sûr, on la garde en mémoire. On la gardera en mémoire tout au long de sa vie. On ne la perdra jamais. Nos impressions ne se perdent jamais. Nous sommes ainsi faits que nos impressions ne se perdent jamais. Mais reste la question de ce que, dans le domaine de la psychologie cognitive, on appelle les “procédures de rappel”. Car, si nous ne les perdons jamais, cela ne veut pas dire pour autant que nous pouvons nous les remémorer à loisir. Que nous pouvons rappeler telle ou telle quand on veut. Ce sont elles qui décident. Pour pouvoir se les remémorer quand on veut, il faudrait pouvoir en dresser une liste, ce qui supposerait qu’on désigne chacune par un nom, par un titre. Or, une impression ne répond pas à un titre. Elle n’est pas faite d’un seul mot, d’un seul nom. Elle se refuse à répondre à un titre. C’est dans sa nature même. Elle lui échappe. On pourrait à la rigueur lui donner plusieurs titres, plusieurs noms, ce que, dans le monde du numérique, on appelle des tags ou des libellés. Une impression pourrait se retrouver dans notre mémoire à la rencontre de plusieurs libellés qu’elle partagerait alors, pour chacun de ces libellés, avec d’autres impressions, les libellés en question formant alors un réseau, un filet. Cela peut se construire, mais c’est difficile. On peut tenter de le faire à la rigueur avec des photos, mais il n’est pas certain du tout que vous ayez pris une photo sur le moment, à l'instant même où l’impression s’est imprimée dans votre esprit. Cela arrive quelquefois, par chance, mais pas souvent. Le plus souvent, quand vous cherchez à vous souvenir du moment où l’impression s’est opérée, plusieurs années sont passées, voire plusieurs décennies, voire une existence entière. Alors, il resterait la date. J’évoque toujours, à propos des impressions, l’utilité qu’il y aurait à en dresser une liste. Si je pouvais me souvenir de la date, alors j’inscrirais cette date dans une liste chronologique. Ce serait bien commode. Mais il y a des impressions qui vous reviennent en mémoire si longtemps après qu’il est bien difficile de les dater avec précision.

2. Nos impressions sont volatiles. Elles sont comme des papillons qu’on cherche à attraper avec un filet pour les ramener chez soi et les épingler sur une page de classeur. On n’en oublie aucune. Aucune ne se perd à jamais. Elles resteront aussi nombreuses inscrites dans notre mémoire, dans notre esprit et comme dans notre chair, intactes comme au premier jour. Sensibles. Cuisantes. Délicieuses. Mais, du coup, les plus importantes, celles qui nous sont les plus chères, ne sont pas nécessairement les plus récentes, bien au contraire.

3. Dans notre mémoire, elles se situent (volètent, gravitent) toutes à égale distance de nous. C’est ce que dit Marcel Proust dans les toutes premières pages de la Recherche. Il dit que, dans le sommeil, dans le rêve, et encore au moment du réveil, certaines apparaissent à nos yeux qui peuvent être anciennes de plusieurs décennies. Des impressions qu’on n’attendait pas. Auxquelles on ne songeait plus. Mais de là à en dresser la liste, à les épingler en les assignant à une date, à un lieu, à leur donner un titre, je ne sache pas que personne ait jamais réussi à le faire, ni seulement essayé. C’est impossible.

4. Les impressions continuent de voler dans nos mémoires comme des papillons. Dans le désordre le plus folâtre. Elles ne tiennent pas ensemble, elles ne se rattachent à rien. Avec elles, m’accrochant de l’une à l'autre comme Tarzan à ses lianes, je vole moi-même loin à travers l’espace et le temps. Je peux tenter de réunir ensemble les souvenirs de mon enfance algéroise. Je peux réunir ensemble les souvenirs concernant tel personnage de mon enfance (dans la Recherche, ce sera la grand-mère de Marcel) ou concernant telle personne dont j’ai été amoureux. Mais ces ensembles resteront ce qu’en mathématique on appelle des “sous-ensembles flous”. Incertains. Dont le distribution ne cessera d'être remise en question, toujours une impression (peut-être la plus précieuse) échappant au dispositif tel qu’on l’avait construit. Tel qu’on croyait pouvoir s'en satisfaire. Et c’est alors qu’interviennent les histoires.

5. On raconte des histoires pour faire tenir ensemble des impressions. Le plus grand nombre possible d’impressions. Les plus importantes au moins. Pour en faire des colliers.

(28/02/2024)
 



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