mardi 19 mars 2024

Que faire du discours de l’Autre?

(Repris d’un SMS à l’adresse de MRG) 

La formule “L'inconscient, c’est le discours de l'Autre” a ceci de mystérieux qu’on ne sait pas d’abord de quel Autre il s’agit: l’autre personne que nous rencontrons dans la rue? Dieu peut-être? Pour autant, une fois qu’on a admis qu’il s’agit de l’autre soi-même, et même si on se demande pourquoi Lacan ne le précise pas, elle devient assez claire. Et même tautologique: l’inconscient c’est l’inconscient, à ceci près que la formule ajoute (précise) que cet Autre parle (qu’il est structuré comme un langage). Et, dans ce cas, elle n’est plus un koan.

Reste alors, selon moi, dans ma propre expérience, la question de savoir que faire de ce discours de l’Autre. Je vois deux réponses (pour moi, complémentaires): (1) celle de la psychanalyse, (2) celle de l’art et plus précisément pour moi (pour nous) celle de l’écriture de fictions. À condition de préciser encore que la réponse (1) me semble se dédoubler en une réponse (1.1) qui est celle de la psychanalyse freudienne, où les formations de l’inconscient donneraient lieu à une interprétation orientée vers la révélation d’une vérité unique, ultime et cachée (refoulée), ce qui n’est plus le cas dans la réponse (1.2) (lacanienne) où l’efficace du transfert l'emporte sur l’interprétation.

Quant à la réponse (2), celle des fictions littéraires, je dirais qu’elle consiste à recueillir les dires de l’Autre pour s’en faire des colliers, c’est-à-dire pour les retenir ensemble, pour ne pas les perdre, mais en prenant soin de ne pas leur prêter plus de sens qu'il n’en faut pour qu’elles restent dans le rang et gardent leur éclat. (Celui du Réel).

Voilà, en tout cas, où j'en suis. Résultat modeste mais qui me paraît robuste.

samedi 16 mars 2024

Questions de styles

Quand nous courons assister à un concert de musique baroque, quand nous achetons un album de musique soul ou un roman policier, ce n’est pas d’abord parce que la tête d’affiche nous paraît le mériter, mais d’abord, dans l’immense majorité des cas, parce que nous aimons la musique baroque, la musique soul ou les romans policiers. Parce que ces genres musicaux ou littéraires, parce que ces styles d'écriture parlent à notre sensibilité. Et ce qui nous retient dans ces formes d’expression, nous ne sommes pas les seuls à y être sensibles. Pour autant, il est difficile de le nommer, de le décrire, même de l’évoquer. Il est difficile d’en parler. Sans doute, d’autres que nous le font-ils, ou s’efforcent-ils de le faire. Mais eux-mêmes ne le font qu’après-coup, parce que d’abord ils ont été émus. Et ce qu’ils en disent, de préférence dans des magazines spécialisés, ne suffit jamais à rendre compte de l’impression, encore moins à l’expliquer. Tout juste à rendre l’impression plus claire, plus distincte. Et d’ailleurs, dans leur immense majorité, les amateurs ne lisent pas les articles en question, ils ne veulent pas savoir, il leur suffit d’aimer.

Beaucoup des impressions qui nous marquent le plus profondément, que nous cherchons à retrouver, à reproduire, que ce soit à titre individuel ou collectif, ne passent pas par des mots. Qui a jamais dit que les garçons devaient porter des pantalons baissés au milieu des fesses, découvrant ainsi les couleurs et les motifs de leurs caleçons (sagging), et pourquoi? Qui a jamais dit que les jeunes femmes, un beau jour, devaient porter des socquettes très courtes, laissant découvertes des chevilles qui émergent des sneakers, de préférence sous des pantalons de jogging un peu larges, un peu bouffants, et pourquoi? Ces images de corps fragmentés sont apparues un beau jour dans les rues de nos villes (seules des photos devraient nous permettre de dater de façon assez précise la première fois) et l’effet qu’elles ont produit était si puissant, si unanime, qu’en quelques semaines ou quelques mois, elles se sont propagées de manière virale d’un continent à l’autre.

Les amateurs de musique espagnole sont émus par le mode phrygien dominant dans lequel elle s'écrit ou qui, à un moment ou un autre, s’y retrouve. Beaucoup, quand ils ne sont pas musiciens, auraient du mal à le décrire, mais ils le reconnaissent à coup sûr. C’est lui qui les fait vibrer. La musique qui se fait sur la base qu’il fournit n’en est jamais pour eux qu’une illustration, qu'une célébration plus ou moins réussie, plus ou moins éloquente. Pour l’enfant qui apprend à jouer de la guitare dans cette langue, comme pour Miles Davis qui s’y réfère dans Sketches of Spain (1960), qui le cite déjà de façon très discrète dans Kind of Blue (1959), c’est la même chose qui est désignée, le même ça qui se trouve au centre, comme le noyau de l’atome, qui donne l'énergie.

Les artistes, dans leurs œuvres, illustrent des styles qui ne leur appartiennent pas. Et leurs œuvres sont marquantes, soit parce qu’elles offrent une illustration la plus pure, la plus caractéristique de ce style, soit parce qu’elles le font évoluer en l’hybridant avec un autre. 

Les styles premiers n’ont pas d'auteurs. Les styles seconds (ou personnels) s’y ajoutent et les marquent de différentes façons.



vendredi 15 mars 2024

L'idée de collection

Je me souviens qu'à un moment de mon enfance (j'avais quatorze ans peut-être), j'ai été très occupé par l'idée de collection. Je voulais devenir collectionneur. Je n’avais aucune idée de ce que serait mon objet d’élection, je n’avais pas de préférence, je n’avais pas choisi. Là, pour moi, n'était pas la question. Mais une activité de collectionneur, poursuivie tout au long de l'existence — car pour une collection, c’est le temps qui compte, l’endurance qu’on y met — me semblait fournir de bonnes chances de bonheur. Quand on fait une collection, il n’y a plus de question à se poser, on sait pourquoi on vit.

J'aurais voulu collectionner des papillons, par exemple. Cela aurait suffi à m'occuper et, avec le temps, sans trop d'effort, je serais devenu un spécialiste reconnu de ce que j’aurais savamment appelé des “lépidoptères”. J'aurais aimé aussi collectionner les tableaux, des manuscrits, d’anciennes cartes de géographie, ou des objets précieux, mais je savais que je n'étais pas riche ni ne le serais jamais, ce qui représentait un grave inconvénient. Et ceci m'a conduit à penser que je voulais être collectionneur d'objets qui ne coûteraient rien, en quoi les papillons auraient mieux convenu. Mais cette idée de collectionner des objets qui ne coûteraient rien m'a conduit à une autre idée tout aussi importante. Celle de collectionner des objets que je fabriquerais moi-même.

J’avais ainsi franchi trois étapes décisives. Et c'est dans les mêmes années, me semble-t-il, que j'ai découvert Le Cornet à dés de Max Jacob. Je m'intéressais déjà beaucoup à la poésie, mais les poètes que je lisais avec le plus d'assiduité — Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire — me paraissaient hors de portée, tandis que les prouesses verbales de Max Jacob étaient amusantes en même temps qu'elles me semblaient plus accessibles. Et c'est alors qu'est venue à ma connaissance une information dont je ne sais pas où je l'ai pêchée, sans doute dans une préface, et qui ne m'a jamais été confirmée par la suite, selon laquelle Max Jacob jetait ses poèmes aussitôt écrits dans un coffre, en s'imposant de ne pas les relire avant d'être certain d'en avoir écrit assez pour faire un livre.

Cette fois, je tenais la clé. L'idée de collectionner des objets qu'on fabrique soi-même est a priori contradictoire. On ne collectionne véritablement que ce qui vient d'ailleurs et qu'on a eu la chance d'attraper au passage. Mais en mettant le temps dans la partie, cette contradiction est résolue. Un texte que j'ai écrit il y a dix ans, ou même il y a dix jours, n’est plus tout à fait de moi, même s’il l’est bien encore, et c'est ce qui fait sa valeur. À mes yeux au moins, pour mon propre usage. Si bien qu'il n'a pas besoin de posséder d'autre valeur que celle-ci. Et je ne doute pas que le projet Nice-Nord, entrepris au soir de ma vie, procède de cet ancien désir. 

J’ajoute qu'une collection est faite pour vous apprendre. Encore une fois, on ne fait pas une collection sans devenir un spécialiste des objets qu’on collectionne. Et quant à moi, je suis ainsi devenu un spécialiste de moi-même. Les thèmes qui s’y retrouvent, et qui se retrouvent dans les libellés que je leur attribue, me surprennent souvent et en cela me ravissent

Une collection centrée sur soi a-t-elle une chance d'intéresser les autres? Ce n’est pas certain. Il ne me revient pas d’en juger. Mais, d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ce que font tous les artistes?

jeudi 14 mars 2024

Sur les reels d'Instagram

Les reels d’Instagram nourrissent ma curiosité. Ils sont de plusieurs sortes. J’en retiens deux:
  1. Ceux qui se présentent sur une seule page, comme de courts extraits de captations vidéo de performances musicales.
  2. Ceux qui se présentent sur plusieurs pages, ou sur plusieurs volets, que j’intitulerai “reels à volets”.
Les premiers sont souvent d’une puissance remarquable (comme , et comme ). Il y aurait (il y aura) beaucoup à dire à leur propos. Mais c’est aux seconds que je m’intéresserai ici.

Les reels à volets contiennent plusieurs pages qu’on fait défiler plus ou moins vite et sur lesquelles on peut revenir (c’est le lecteur qui fait tourner les pages). Le contenu de ces pages est divers. On y trouve:
  • Des images fixes ou animées
  • Des textes imprimés ou griffonnés, qui s’affichent sur fond neutre ou en surimpression des images
  • De la musique
De plus, ces contenus peuvent être originaux ou empruntés à d’autres artistes.

Les reels d'Instagram sont produits, diffusés et visionnés aujourd'hui par millions à travers le monde. Ils représentent en cela la forme d’expression la plus populaire, la plus universelle et la plus caractéristique de notre temps. Il ne s'agit pas là d'un jugement de valeur (esthétique), j'énonce un fait de société. Pour autant, à ma connaissance, on en parle peu. On a du mal à les prendre au sérieux. Si notre cher Roland Barthes était encore de ce monde, je suis sûr qu’il ne s’en détournerait pas, qu’il irait même jusqu’à leur consacrer une étude. Comme ce n’est pas le cas, je me propose d’aligner ici quelques remarques.

La première pour dire que ces réalisations tiennent à la fois du livre, de la musique et des arts visuels.

La seconde pour dire que leur production est à la portée de tout le monde, qu’elle ne nécessite pas beaucoup de temps ni d’habileté. Qu’elle s’opère avec les moyens numériques du bord, que tout le monde a entre les mains. Que chacune sollicite l’attention des lecteurs sans qu'ils aient à payer, et qu’elle le fait pendant quelques secondes à peine, à la différence des autres formes d’art, ce qui permet de les feuilleter partout où on se trouve, même au lit et même au travail.

Cela fait beaucoup d’arguments en leur faveur.

Parlons maintenant de leurs contenus.

Ils procèdent par contrastes syntagmatiques. Chaque volet représente un syntagme qui contraste avec les autres, le même volet pouvant contenir plusieurs syntagmes (image, texte et musique) qui se superposent et contrastent entre eux.

Ensemble, les syntagmes du même reel ne produisent pas de sens (ils n’ont pas de titres). Ils produisent un effet de style, ou une impression qui se retrouvera dans plusieurs reels du même auteur ou dans ceux de différents auteurs, parfois très nombreux, qui peuvent habiter dans plusieurs régions du monde, et qui concourent ainsi à donner à ce style une certaine consistance. Et en cela, on peut dire qu’ils procèdent (comme toutes les autres formes d’art) d’un travail collectif.

Voyons enfin quels arguments on leur oppose. Qu’est-ce qui gêne dans leur cas? Qu’est-qui nous fâche quand on se fâche? Qu’est-ce qu’on a à leur reprocher de si rédhibitoire qu’on préfère ne rien en dire?

Je crois qu’on supporte mal d’abord la démocratisation violente qu’ils instaurent dans le domaine de l’art. À la fois qu’ils soient à la portée de tout le monde et que leur production relève d’un travail collectif. En cela, ils mettent à mal le statut de l’artiste. Du créateur qu’on admire et qui peut vendre très cher alors les œuvres qu’il signe.

L’autre caractéristique qu’on n’est pas prêt de leur pardonner est précisément que, dans l’immense majorité des cas, ils ne produisent pas de sens. Ils ne servent aucune cause extérieure au domaine de l’art, ou, si l’on préfère, au domaine du style. Ils ne défendent que la liberté de créer telle qu’on en jouit dans les sociétés démocratiques.

Enfin, on leur reproche (et cela, on est plus enclin à le dire) d’aller trop vite, d’être sans mémoire. Ils disparaissent, remplacés par d’autres aussitôt qu’on les rencontre sur son fil Instagram, et on les oublie aussitôt qu’ils sont apparus. Or, ce reproche est fondé pour ceux précisément qui refusent de leur accorder la moindre importance. Car la plateforme permet au contraire de conserver la liste de ceux qu’on a aimés, ainsi que la liste de ceux qu’on a partagés avec d’autres, ou que d’autres ont partagés avec nous.

Je suis persuadé que certains reels d’Instagram resteront comme de minimes mais significatives œuvres d’art (ceux, par exemple, de Magdalena Fidzinska). On les collectionnera, elles auront une valeur marchande parfois très élevée, comme aujourd’hui les Pokémon. Et je suis persuadé aussi que, parmi les auteurs qui en proposent au jour le jour de manière presque anonyme, certains émergeront avec le temps comme de vrais artistes.

Le moment est sans doute venu d’affirmer que les technologies numériques et les arts numériques n’attendent pas de nous qu’on y consente. On prend le train avec les autres, ou on reste sur le quai. À chacun de choisir.


Impressio (4)

1. Quand je veux livrer à mes amis une petite liste des nouvelles et des romans qui m’ont le plus impressionné, je remarque que ce sont des œuvres que j’ai lues à des moments éloignés de ma vie et que souvent je n’ai pas relues depuis longtemps. Disons:
  • Le Grand Meaulnes, d’Alain Fournier
  • Le Pavillon dans les dunes, de Robert Louis Stevenson
  • Le Grand sommeil, de Raymond Chandler
  • L’enfant et la rivière, d’Henri Bosco
  • Le ciel des faubourgs, d'André Dhotel
  • La traversée de l'été, de Truman Capote
  • Des Hemingway, des Simenon, des Modiano… 
Et je remarque aussi que je serais bien incapable alors d’en raconter l’histoire (de la reconstituer, de la résumer) de manière un peu précise. L'histoire a été importante dans le présent de la lecture, elle m’a fait tourner les pages, mais dans l'après-coup elle s’est effacée, elle s’est défaite, pour ne laisser surnager dans la mémoire qu’un certain nombre de thèmes qui y contrastent comme les bandes ou les carreaux de couleurs dans une installation de Daniel Buren. Et de ces thèmes (ou ces couleurs), je serais capable d’en dresser la liste sans trop d’erreurs.

2. Le chapitre 7 du Lavoir, que je viens de publier est ainsi construit sur 4 thèmes:
  • La Marine nationale
  • La Havane
  • La tempête
  • La prestidigitation
On voit que les personnages n’ont pas de place dans cette liste. Ils font partie de l’histoire dont la fonction est de faire tenir ensemble les quatre thèmes. Le thème de la tempête (de l’eau) et celui de la prestidigitation se retrouvent dans les autres chapitres de la même nouvelle ainsi que dans plusieurs autres textes de Nice Nord. Les deux autres ne s’y retrouvent pas.

3. Aucun de ces thèmes n’est original, ce qui l’est peut-être, c’est leur confrontation. L’impression que je cherche à produire sur le lecteur est celle qui résulte de cette confrontation. Les thèmes comme les couleurs ont des noms (ceux que j’indique), l’impression qui résulte de leur confrontation n’a pas de nom (pas de titre). Elle n’est pas symbolisable. Elle se refuse à la symbolisation. Elle est de l’ordre de l’imaginaire selon Jacques Lacan (tel que je le comprends). Le lecteur peut dire “Oui, je vois”, ou “Non, je ne vois pas”, mais guère plus.

4. Qu’il “voie” signifierait que la confrontation des thèmes produit bien, chez lui, une et une seule impression, distincte, différente de toutes celles qu’il a éprouvées jusqu’alors et dont il pourra se souvenir. Dans ce cas, chacun des quatre thèmes qu’il pourra rencontrer ailleurs aura le pouvoir de lui rappeler la combinaison des quatre qu’il aura rencontrés ici.

5. Ce que j’essaie d’articuler relève d'une poétique. Je suis sensible à une poétique des fictions romanesques et j'essaie de la définir.

Impressio (3)

1. Les impressions dont je parle sont uniques. Elles sont attachées à un lieu, un moment, une personne, mais elles ne sont pas le souvenir de ce lieu, de ce moment, de cette personne, elles sont le souvenir d’une émotion que ceux-ci ont marquée, et qui était révélatrice de bien autre chose, mais quoi?

2. Les impressions sont des énigmes. Il faut qu’elles soient des énigmes pour faire impression.

3. On peut à la rigueur leur attribuer des libellés, mais on ne peut pas leur donner un titre. Elles ne sont pas symbolisables.

4. Une impression n’est pas produite par un seul signe linguistique, avec son signifiant bien apparent et son signifié caché, en profondeur. L’objet (le moment) qui la provoque opère plutôt dans le contraste de deux ou plusieurs signifiants qui se télescopent au même niveau d’apparence, de façon synchronique, sur le même plan. Deux (ou plusieurs) syntagmes qui s’y rencontrent. Marshall McLuhan, dans je ne sais plus quel livre, mentionne l’exemple du drapeau national que le jeune athlète, monté sur le podium, ne peut pas voir dresser pour marquer sa victoire sans soudain éclater en sanglots (ou ce peut être quand l’hymne national retentit, ou les deux). Et les bandes de couleurs dont il s’agit alors peuvent se distribuer en deux couleurs seulement, comme c’est le cas pour le sang et or du drapeau catalan.

5. Les drapeaux sont les signifiants d’un signifié national. Il n’est pas douteux que ce signifié soit pour beaucoup dans l'émotion qu’ils provoquent. Que les couleurs de son pays soient levées pour saluer la victoire d’un jeune athlète ne peut pas ne pas marquer un moment important dans sa vie. Mais qu’on songe aux bandes de couleurs des tableaux de Mark Rothko ou à celles des installations de Daniel Buren. Celles-ci ne sont les signifiants d’aucun signifié. Elles se présentent comme de l’imaginaire à l’état pur. Et elles suffisent à provoquer des émotions très fortes qu’on aurait bien du mal à traduire avec des mots.



Impressio (2)

1. Les histoires ne font pas que collectionner des impressions venues de tous les coins de la mémoire, elles suscitent aussi leur réapparition.

2. Quand j’écris une histoire, j’attends avec curiosité de voir quelles impressions elle va rappeler, venues d’où, de quel lieu et de quel moment de mon passé. On pourrait croire qu'une impression s'est effacée parce qu’elle n'apparaît pas, parce qu'il se peut qu’elle ne réapparaisse jamais, mais c’est une erreur, elle ne s’est pas effacée, si elle réapparaissait elle se montrerait alors vive et intacte comme le premier jour, comme les fleurs réapparaissent vives et intactes aux lendemains de la bataille, sur la terre éventrée, jonchée de morts.

3. Que faut-il pour qu’une impression réapparaisse, je pose la question. J’ai parlé de procédures de rappels. J’ai dit que, pour faciliter la réapparition d’une impression, il est possible de lui attribuer un ou plusieurs libellés. Une impression propose (impose) d’elle-même ses propres libellés. Ce seront les noms des personnes concernées, les lieux et les moments où celle-ci s’est produite. Mais ce n’est pas si simple. Pour attribuer à une impression les libellés qu’elle propose en fonction de son contenu, encore faut-il que notre attention s'arrête sur elle, que celle-ci ne nous échappe pas aussitôt qu’elle est apparue, que celle-ci ne s’envole pas aussitôt de ses propres ailes, ou, pire, que nous ne la chassions pas nous-mêmes aussitôt d’un battement de cil, d’un revers de la main. D’un souffle. Car c'est cela qui se produit bien souvent. Beaucoup d’anciennes impressions que nous chassons aussitôt qu’elles réapparaissent, parce que nous avons autre chose à penser, autre chose à faire, parce qu’elles nous semblent alors insignifiantes, ou parce que nous les trouvons gênantes, parce que nous préférons les oublier.

4. L’attribution de libellés correspond à une démarche volontaire, elle ne peut concerner que des impressions déjà acceptées par nous, déjà apprivoisées, déjà épinglées au fond de notre boîte à chaussures mémorielle. Or, la plupart des impressions réapparaissent inopinément, sans que nous l’ayons voulu, sans que nous y ayons songé. Et c’est en cela que les histoires sont utiles. Elles produisent leur propre effet d’entraînement. Elles suscitent les réapparitions. Elles ont toujours besoin de se nourrir de nouvelles impressions, alors elles vont en chercher partout où elles peuvent en trouver, tout au fond de votre mémoire. Et c’est en cela que consiste l’aventure d'écrire des fictions narratives. Une aventure de dragage des hauts-fonds marins, d’où on remonte des animaux étranges, parfois inquiétants.

5. Souvent, en lisant une fiction, en regardant un film, on se demande comment l’auteur a pu savoir ce qu’il nous montre, comment il a pu l'écrire avec un tel relief, une telle précision. On se dit: “Où est-il allé chercher ça?" Et il y a fort à parier alors (et la moindre expérience en tant qu'auteur le prouve) qu’en effet, il ne le savait pas avant, ou que du moins il n’avait pas conscience de le savoir, qu’il ne savait pas qu'il le savait. C’est l’histoire qui l’a fait s’en souvenir, qui a suscité en lui la réapparition de ce souvenir. On voit cela, par exemple, dans l’inoubliable scène du Funny How? qui se déroule au restaurant de Tommy Devito dans The Goodfellas (Les Affranchis) de Martin Scorsese. On ne peut pas douter en la voyant que Martin Scorsese savait cela, et que son acteur Joe Pesci le savait aussi. Ils avaient cette violence, cette cruauté, cette façon de l’exprimer, inscrites dans leurs mémoires d'émigrés italiens. Dans la mémoire la plus profonde. Celle héritée de leurs pères, de leurs oncles et de leurs cousins. Ils l’avaient à fleur de visage, dans le sang qui leur montait aux joues.

6. Notons que la scène n’est pas nécessaire à l'économie de l’histoire (un résumé de l’histoire pourrait omettre de la mentionner). Il s’est trouvé seulement que l’histoire avait besoin d'être nourrie, elle avait besoin qu’on lui ajoute de la matière, du corps, du pur imaginaire selon le tripode de Jacques Lacan. Et cet imaginaire a surgi soudain, il s’est imposé. Et je voudrais souligner encore en quoi les impressions dont je parle se distinguent (me semble-t-il) des souvenirs.

7. On se souvient des impressions, en cela les impressions sont des souvenirs, mais ce sont des souvenirs d’un genre très particuliers en tant qu’elles sont des souvenirs d'émotions, et ces émotions ont ceci de particulier à leur tour qu’elles n’ont été éprouvées qu’une fois dans une vie, qu’elles sont rigoureusement uniques à la différence des souvenirs d’une ville, d’une personne, qui tendent à se chevaucher, à se recouvrir, à se confondre et s’effacer l’un l’autre.

8. Ainsi, concernant la scène du Funny how?, devons-nous penser que Scorsese avait vécu la scène, qu'il avait assisté à une scène semblable, quelque part dans son passé, avant de l'écrire? Ce n'est pas certain. Mais je ne doute pas pour autant que Joe Pesci aussi bien que lui avaient été frappés, dans des conditions uniques et différentes pour chacun, par l'émotion (l’impression) qui leur avait ouvert l'abîme d’un même imaginaire brutal, jouissif, à la fois comique et odieux, qu’ils devaient ensuite investir ensemble dans la scène filmique. Chacun à son niveau, chacun à sa manière.

Que faire du discours de l’Autre?

(Repris d’un SMS à l’adresse de MRG)  La formule “L'inconscient, c’est le discours de l'Autre” a ceci de mystérieux qu’on ne sait pa...