vendredi 15 mars 2024

L'idée de collection

Je me souviens qu'à un moment de mon enfance (j'avais quatorze ans peut-être), j'ai été très occupé par l'idée de collection. Je voulais devenir collectionneur. Je n’avais aucune idée de ce que serait mon objet d’élection, je n’avais pas de préférence, je n’avais pas choisi. Là, pour moi, n'était pas la question. Mais une activité de collectionneur, poursuivie tout au long de l'existence — car pour une collection, c’est le temps qui compte, l’endurance qu’on y met — me semblait fournir de bonnes chances de bonheur. Quand on fait une collection, il n’y a plus de question à se poser, on sait pourquoi on vit.

J'aurais voulu collectionner des papillons, par exemple. Cela aurait suffi à m'occuper et, avec le temps, sans trop d'effort, je serais devenu un spécialiste reconnu de ce que j’aurais savamment appelé des “lépidoptères”. J'aurais aimé aussi collectionner les tableaux, des manuscrits, d’anciennes cartes de géographie, ou des objets précieux, mais je savais que je n'étais pas riche ni ne le serais jamais, ce qui représentait un grave inconvénient. Et ceci m'a conduit à penser que je voulais être collectionneur d'objets qui ne coûteraient rien, en quoi les papillons auraient mieux convenu. Mais cette idée de collectionner des objets qui ne coûteraient rien m'a conduit à une autre idée tout aussi importante. Celle de collectionner des objets que je fabriquerais moi-même.

J’avais ainsi franchi trois étapes décisives. Et c'est dans les mêmes années, me semble-t-il, que j'ai découvert Le Cornet à dés de Max Jacob. Je m'intéressais déjà beaucoup à la poésie, mais les poètes que je lisais avec le plus d'assiduité — Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire — me paraissaient hors de portée, tandis que les prouesses verbales de Max Jacob étaient amusantes en même temps qu'elles me semblaient plus accessibles. Et c'est alors qu'est venue à ma connaissance une information dont je ne sais pas où je l'ai pêchée, sans doute dans une préface, et qui ne m'a jamais été confirmée par la suite, selon laquelle Max Jacob jetait ses poèmes aussitôt écrits dans un coffre, en s'imposant de ne pas les relire avant d'être certain d'en avoir écrit assez pour faire un livre.

Cette fois, je tenais la clé. L'idée de collectionner des objets qu'on fabrique soi-même est a priori contradictoire. On ne collectionne véritablement que ce qui vient d'ailleurs et qu'on a eu la chance d'attraper au passage. Mais en mettant le temps dans la partie, cette contradiction est résolue. Un texte que j'ai écrit il y a dix ans, ou même il y a dix jours, n’est plus tout à fait de moi, même s’il l’est bien encore, et c'est ce qui fait sa valeur. À mes yeux au moins, pour mon propre usage. Si bien qu'il n'a pas besoin de posséder d'autre valeur que celle-ci. Et je ne doute pas que le projet Nice-Nord, entrepris au soir de ma vie, procède de cet ancien désir. 

J’ajoute qu'une collection est faite pour vous apprendre. Encore une fois, on ne fait pas une collection sans devenir un spécialiste des objets qu’on collectionne. Et quant à moi, je suis ainsi devenu un spécialiste de moi-même. Les thèmes qui s’y retrouvent, et qui se retrouvent dans les libellés que je leur attribue, me surprennent souvent et en cela me ravissent

Une collection centrée sur soi a-t-elle une chance d'intéresser les autres? Ce n’est pas certain. Il ne me revient pas d’en juger. Mais, d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ce que font tous les artistes?

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