jeudi 14 mars 2024

Sur les reels d'Instagram

Les reels d’Instagram nourrissent ma curiosité. Ils sont de plusieurs sortes. J’en retiens deux:
  1. Ceux qui se présentent sur une seule page, comme de courts extraits de captations vidéo de performances musicales.
  2. Ceux qui se présentent sur plusieurs pages, ou sur plusieurs volets, que j’intitulerai “reels à volets”.
Les premiers sont souvent d’une puissance remarquable (comme , et comme ). Il y aurait (il y aura) beaucoup à dire à leur propos. Mais c’est aux seconds que je m’intéresserai ici.

Les reels à volets contiennent plusieurs pages qu’on fait défiler plus ou moins vite et sur lesquelles on peut revenir (c’est le lecteur qui fait tourner les pages). Le contenu de ces pages est divers. On y trouve:
  • Des images fixes ou animées
  • Des textes imprimés ou griffonnés, qui s’affichent sur fond neutre ou en surimpression des images
  • De la musique
De plus, ces contenus peuvent être originaux ou empruntés à d’autres artistes.

Les reels d'Instagram sont produits, diffusés et visionnés aujourd'hui par millions à travers le monde. Ils représentent en cela la forme d’expression la plus populaire, la plus universelle et la plus caractéristique de notre temps. Il ne s'agit pas là d'un jugement de valeur (esthétique), j'énonce un fait de société. Pour autant, à ma connaissance, on en parle peu. On a du mal à les prendre au sérieux. Si notre cher Roland Barthes était encore de ce monde, je suis sûr qu’il ne s’en détournerait pas, qu’il irait même jusqu’à leur consacrer une étude. Comme ce n’est pas le cas, je me propose d’aligner ici quelques remarques.

La première pour dire que ces réalisations tiennent à la fois du livre, de la musique et des arts visuels.

La seconde pour dire que leur production est à la portée de tout le monde, qu’elle ne nécessite pas beaucoup de temps ni d’habileté. Qu’elle s’opère avec les moyens numériques du bord, que tout le monde a entre les mains. Que chacune sollicite l’attention des lecteurs sans qu'ils aient à payer, et qu’elle le fait pendant quelques secondes à peine, à la différence des autres formes d’art, ce qui permet de les feuilleter partout où on se trouve, même au lit et même au travail.

Cela fait beaucoup d’arguments en leur faveur.

Parlons maintenant de leurs contenus.

Ils procèdent par contrastes syntagmatiques. Chaque volet représente un syntagme qui contraste avec les autres, le même volet pouvant contenir plusieurs syntagmes (image, texte et musique) qui se superposent et contrastent entre eux.

Ensemble, les syntagmes du même reel ne produisent pas de sens (ils n’ont pas de titres). Ils produisent un effet de style, ou une impression qui se retrouvera dans plusieurs reels du même auteur ou dans ceux de différents auteurs, parfois très nombreux, qui peuvent habiter dans plusieurs régions du monde, et qui concourent ainsi à donner à ce style une certaine consistance. Et en cela, on peut dire qu’ils procèdent (comme toutes les autres formes d’art) d’un travail collectif.

Voyons enfin quels arguments on leur oppose. Qu’est-ce qui gêne dans leur cas? Qu’est-qui nous fâche quand on se fâche? Qu’est-ce qu’on a à leur reprocher de si rédhibitoire qu’on préfère ne rien en dire?

Je crois qu’on supporte mal d’abord la démocratisation violente qu’ils instaurent dans le domaine de l’art. À la fois qu’ils soient à la portée de tout le monde et que leur production relève d’un travail collectif. En cela, ils mettent à mal le statut de l’artiste. Du créateur qu’on admire et qui peut vendre très cher alors les œuvres qu’il signe.

L’autre caractéristique qu’on n’est pas prêt de leur pardonner est précisément que, dans l’immense majorité des cas, ils ne produisent pas de sens. Ils ne servent aucune cause extérieure au domaine de l’art, ou, si l’on préfère, au domaine du style. Ils ne défendent que la liberté de créer telle qu’on en jouit dans les sociétés démocratiques.

Enfin, on leur reproche (et cela, on est plus enclin à le dire) d’aller trop vite, d’être sans mémoire. Ils disparaissent, remplacés par d’autres aussitôt qu’on les rencontre sur son fil Instagram, et on les oublie aussitôt qu’ils sont apparus. Or, ce reproche est fondé pour ceux précisément qui refusent de leur accorder la moindre importance. Car la plateforme permet au contraire de conserver la liste de ceux qu’on a aimés, ainsi que la liste de ceux qu’on a partagés avec d’autres, ou que d’autres ont partagés avec nous.

Je suis persuadé que certains reels d’Instagram resteront comme de minimes mais significatives œuvres d’art (ceux, par exemple, de Magdalena Fidzinska). On les collectionnera, elles auront une valeur marchande parfois très élevée, comme aujourd’hui les Pokémon. Et je suis persuadé aussi que, parmi les auteurs qui en proposent au jour le jour de manière presque anonyme, certains émergeront avec le temps comme de vrais artistes.

Le moment est sans doute venu d’affirmer que les technologies numériques et les arts numériques n’attendent pas de nous qu’on y consente. On prend le train avec les autres, ou on reste sur le quai. À chacun de choisir.


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